Glossaire

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  • «Ce ne sont que des mots, ..., mais les mots font penser ou bloquent la pensée. » Isabelle Stengers
  • « Les mots ne représentent pas les choses, ils les changent. Ils configurent nos relations envers elles, nos modes d’action sur elles. » Baptiste Morizot
  • « Chaque discours tenu sur la résilience continue, aujourd’hui comme hier, à éclairer sur celui qui en parle autant que sur ce dont il parle ». Serge Tisseron

Ce qu’énonce Serge Tisseron est applicable à bien d’autres mots ! Dans ce petit glossaire, il s’agit de proposer quelques éléments de compréhension du vocabulaire “terrestre” ou, pour être plus précis, expliquer l’appropriation que nous faisons de certains vocables. Le courant de pensée et d’engagement que nous nommons terrestre*, comme tous les courants, s’est donné des définitions de certains mots. Ces mots prennent leur sens dans des contextes descriptifs et explicatifs, nous pourrions dire au sein de certains types de récits. Si les mots prennent sens grâce au contexte de leur utilisation, les sens évoqués ici le sont donc dans le contexte que nous nommons terrestre.* Nous choisissons de mentionner de nombreuses citations, ceci afin de donner la parole aux auteur.rice.s de ce courant d’engagement.


« Un acteur n’agit pas : on le fait agir. » Bruno Latour
« Être un sujet, ce n’est pas agir de façon autonome par rapport à un cadre objectif, mais partager la puissance d’agir avec d’autres sujets qui ont également perdu leur autonomie. » Bruno Latour
« Chaque fois que nous fabriquons quelque chose, nous ne dominons pas le processus, nous sommes légèrement dépassés par l’action; tout constructeur sait cela » Bruno Latour
« Considérons un ballon : sa trajectoire n'obéît qu'aux lois mécaniques du coup de pied, et aux échanges d'énergie. Si le même coup de pied en revanche projette en l'air Ran Tan Plan [le chien le plus stupide de l'Ouest ] il choisira de s'inhiber, de prendre la fuite ou de mordre, ce qu'aucun ballon ne saurait faire. » Gregory Bateson

Actant.e est un terme qui recouvre à la fois les humain.e.s et les autres qu’humain.e.s ; est acteur.rice ou actant.e tout ce qui modifie un.e autre dans une situation. Les acteur.rice.s agissent et leur compétence se déduit de leur performance.
Dans la Modernité*, nous avions pensé que seuls les humain.e.s étaient doté.e.s de pouvoir d’agir, les objets techniques, par exemple, étaient neutres et allaient être bien ou mal utilisés par nous, les humain.e.s. Prenons l’exemple d’un ascenseur. Celui-ci était considéré comme neutre, bien utilisé si je le prends pour aller porter un bouquet de fleurs, mal utilisé si je le prends pour aller égorger quelqu’un.e. Le sociologue Serge Soudoplatoff a montré que suite à l’installation d’ascenseurs dans les immeubles, la mixité sociale a disparu. Plusieurs classes socioéconomiques se côtoyaient dans les immeubles de plusieurs étages et, dès que les ascenseurs furent installés, il y a eu un remplacement de la sociologie verticale par une horizontale. Les classes défavorisées sont regroupées en périphérie des villes ou dans certains quartiers. L’inventeur et les fabricants d'ascenseurs haïssaient-ils la mixité sociale ? Nos créations nous agissent et nous transforment souvent à « l’insu de notre plein gré » !

« … l’Anthropocène est à la fois le nom d’un changement géologique mais aussi l’occasion de tourner notre regard vers le monde où l’on vit et celui dont on vit, de commencer à l’explorer alors que nous avions appris à l’ignorer. » Philippe Pignarre
« Peut-être que l’outrage méritant un nom comme Anthropocène est la destruction des lieux et des temps de refuge pour les peuples humains et autres créatures. Je pense avec d’autres que l’Anthropocène est plus un évènement-limite qu’une époque, ... L’Anthropocène est la marque de discontinuités sévères ; ce qui vient après ne sera pas comme ce qui a précédé. » Donna Haraway

Paul Crutzen, géochimiste, a proposé le néologisme Anthropocène (« l'Ère de l'humain ») pour désigner une nouvelle époque géologique. Celle-ci aurait débuté, selon lui, avec la machine à vapeur dans l’Angleterre du XVIIIe siècle et l’usage des combustibles fossiles. L’accélération de la puissance industrielle a modifié tous les étages de la biosphère. Un seuil dans l’impact humain sur la face de la Terre a été atteint : modification de l’usage des sols, effondrement de la biodiversité, perturbation des cycles biogéochimiques. Le dérèglement climatique en est l’illustration la plus emblématique. L’Anthropocène est le moment du délitement de la nature sous l’effet de l’industrialisation du monde.
Cette conscience de l’influence de l’humain.e sur le système terre n’est pas nouvelle ! Buffon écrivait, dès 1778, que « La face entière de la Terre porte aujourd'hui l'empreinte de la puissance de l'homme ».
Cette notion est encore en débat, mais est largement utilisée. Parmi les hésitations, il y a celles qui portent sur le début de cet âge ou époque, mais aussi sur la nomination elle-même.
Il est notamment proposé de multiplier les appellations et descriptions, chacune attirant notre attention sur une facette descriptive ou explicative et sur une responsabilité différente. Mentionnons « Phagocène » (l’ « Ère de la consommation »), « Anglocène » (l’ « Ère des anglosaxons »), « Capitalocène » (l’ « Ère du capital »), « Thanatocène » (l’ « Ère de la guerre »), Thermocène (l’ «Ère du CO2), Plantatiocène (l’ « Ère les cultures industrielles »).
Les grands Récits modernes mettent en jeu l’humanité « prise comme un tout », mais existe-t-elle ? Lorsque nous affirmons que l’humanité a engendré le réchauffement climatique, il s’agit de qui ? Des habitants de New-York, de Dehli, des banlieues françaises ou de la City londonienne ? Il nous faut sans doute accepter que « l’humanité prise comme un tout n’existe pas. Ou du moins qu’elle ne peut servir de catégorie explicative … » (Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvencourt). Comment dépasser l’époque de « l’Homme », centre et maître du monde ?


« Vouloir superposer, à toutes les échelles, le monde dont on vit et le monde où l’on vit, c’est allonger enfin l’horizon de l’action collective, proposer un projet sinon de développement du moins d’enveloppement. L’esprit des luttes est bien toujours là, le but est bien l’autonomie et la libération, mais le sens de l’action s’est inversé. À ceci près qu’il ne s’agit pas d’une ascension continue vers la liberté à l’ancienne, mais d’une descente, d’un atterrissage, dans une forme nouvelle d’émancipation qui oblige à se battre, pied à pied, contre tout ce qui met en péril l’habitabilité de la Terre. » Bruno Latour
« Les classes géo-sociales sont des alliances entre des groupes sociaux qui ne sont plus définis par leur position dans le système de production, mais par leur cohabitation choisie sur un territoire. » Bruno Latour
« La tâche la plus urgente est la plus lente : il faut trouver un peuple correspondant à la question écologique, de la même manière qu’il y a eu longtemps un peuple qui correspondait à la question sociale. La raison en est que l’appartenance à des espaces territoriaux reste trop abstraite. » Bruno Latour

Même si le mot politique veut signifier bien des pratiques différentes, la manière dont nous avons pensé ces pratiques, spécifiquement dans la Modernité*, consiste en une activité entre humain.e.s : comment vivre ensemble, au sein de la cité, entre humain.e.s, comment distribuer les richesses, qui a droit à quoi, qui prend et comment sont prises les orientations ? Cornélius Castoriadis définissait la politique comme « l’activité lucide et réfléchie qui s’interroge sur les institutions de la société et, le cas échéant, vise à les transformer. » L’agir politique moderne est donc initié et construit par et pour les humain.e.s, en opposition à toute force extérieure, qu’elle soit divine ou naturelle.
Bruno Latour (mais il n’est pas le seul) invite à repenser de fond en comble cette conception de la politique pour l’élargir à la participation d’autres êtres, considérés comme des puissances d’agir et des cohabitant.e.s. « La politique est maintenant sous la contrainte d’une forme de pouvoir que moi, j’appelle Gaïa*, et qui donne une autre occasion de définir la politique. Ce n’est pas une politique d’êtres humains entre eux. C’est une autre politique. » (Bruno Latour). Il invite à redéfinir la politique comme géopolitique, une politique avec la terre. Cette écologie politique doit donc renouveler les ingrédients, les êtres considérés, la manière de les considérer et composer un monde commun élargi aux autres qu’humain.e.s. Latour invite à la création d’une classe géosociale : qui se bat contre tout ce qui met en péril l’habitabilité de la Terre. Les classes géosociales oeuvrent à « superposer le monde où l’on vit avec le monde dont on vit ».

« Un énoncé scientifique ne constitue pas en soi une vérité, mais plutôt une conclusion obtenue à partir de certaines méthodes qui peuvent être qualifiées de scientifiques dans la mesure où elles contribuent à une controverse. Il faut encore comprendre qu’elle n’a aucune raison de déterminer de manière complète et univoque une décision politique. » Patrice Maniglier
« Qu’il s’agisse du réchauffement global, des plans chômage, des téléphones portables, de la tabagie passive, des radars d’autoroute, des réserves de pétrole ou de la constitution européenne, nous sommes tous embarqués dans des expériences dont on chercherait parfois en vain le protocole. Si la vérité scientifique ne s’impose plus, ce n’est donc pas parce que le bon peuple est devenu irrationnel, mais parce qu’il se trouve dorénavant en situation de co-recherche. » Bruno Latour

L’épisode (non terminé) du COVID-19 fut un grand apprentissage collectif de ce que sont les recherches scientifiques. S’il existait encore quelques personnes ou instances pour affirmer ‘La science énonce le Vrai », bref que du haut d’une chaire de vérité une parole indiscutable est énoncée, nos dernières années ont plutôt montré clairement tout autre chose ! Les sciences cherchent, les controverses sont au cœur de leurs activités, les sciences sont des champs de bataille.
Les positions sur l’efficacité des masques non chirurgicaux (ou en tissu) ont varié tout autant que les explications sur l’origine du virus (le pangolin, une fuite d’un laboratoire), que les évaluations des degrés d’efficacité de certaines mesures (confinement, couvre-feu, vaccinations, etc.), tantôt une étude réfute, tantôt une autre valide.
Un énoncé scientifique se fabrique et cette fabrication prend du temps et passe par des disputes, des informations contradictoires, des bricolages temporaires ; et cela ne se passe pas hors sol mais est toujours pris dans des intérêts, des positions, des batailles de personnalité. Les expert.e.s s’affrontent, se contredisent ou s’avouent sans réponse. Le processus d’élaboration des connaissances scientifiques est jalonné de discussions et de disputes dont l’issue est bien souvent incertaine. Il faut du temps, parfois beaucoup de temps, pour stabiliser un savoir ! Pour Bruno Latour, la force, la puissance d’un énoncé scientifique sera construite par le nombre d’êtres divers qu’il pourra mobiliser. Il s’agira de scientifiques bien évidemment, mais aussi d’outils techniques (microscopes, éprouvettes, radiographies suivant les cas) et abstraits (modèles mathématiques, types de raisonnement) qui auront comme caractéristique de pouvoir « faire parler ».
Faire parler qui ? Une rivière, un virus, un ver de terre ! Mais ce cheminement de recherche, comme il mobilise beaucoup de parties et d’intérêts, passera par des hésitations, des affrontements et des guerres de position. C’est ainsi que petit à petit, un savoir peut se stabiliser et sortir de la controverse. La terre est ronde, pas tout à fait, mais ce savoir est stabilisé. Nous vivons une perturbation majeure du climat, nommée réchauffement climatique, d‘origine anthropique. Le fait de fumer du tabac est nocif pour la santé. Autant de faits que Bruno Latour appelle « stabilisé » : il n’y a plus de controverses à leur sujet. Mais il ne s’agit pas d'affirmations sorties du chapeau d’un magicien : chacune a demandé de longues démarches, des milliers d’instruments de mesure, des réflexions logiques, des affrontements d'intérêts et des débats animés. Patrice Maniglier écrit à ce sujet :« Un énoncé scientifique ne constitue pas en soi une vérité, mais plutôt une conclusion obtenue à partir de certaines méthodes qui peuvent être qualifiées de scientifiques dans la mesure où elles contribuent à une controverse.»
Les sciences ne produisent donc pas des faits indiscutables, mais des controverses qui finissent par se stabiliser, parfois à grande peine et uniquement dans la condition où elles ont pu attacher à un énoncé le maximum d’allié.e.s humain.e.s et non-humain.e.s. La science diffère des autres pratiques humaines par le fait de poser des problèmes autrement !
Bruno Latour a proposé une pratique appelée « cartographie des controverses » qui est enseignée et pratiquée dans de nombreuses écoles et universités. Il s’agit de dispositifs mobilisant plusieurs personnes qui vont se distribuer des tâches de recherche et de mise en forme de celles-ci. Il s’agira de réunir un maximum d’informations sur un sujet, d’en noter les sources mais aussi les intérêts. L’invitation est donc de décrire très soigneusement les différentes positions, la dynamique des débats, les arguments techniques, les évolutions de ces arguments, les raisons de ces évolutions, leur traduction par les différents médias. Déterminer qui en sont les acteur.rice.s* et établir la nature des liens qui les unissent.
Il s’agira certes de comparer des affirmations contradictoires, mais aussi de se poser des questions sur les origines des affirmations et les intérêts économiques et commerciaux liés.

« C’est là proprement dit la découverte de Gaïa : on ne comprend pas la vie si l’on se contente de considérer l’organisme sans les conditions d’habitabilité qu’il a légué à ses successeurs — cela est vrai à toutes les échelles, des virus au climat. Les biologistes qui résistent autant à l’idée de Gaïa font comme quelqu’un qui voudrait étudier un termite sans prendre en compte les murs géants d’argile mâchonnés qui sont nécessaire à leur existence qui sont pourtant le produit de leur ingénierie. Cela ne veut pas dire que les murs sont « vivants », pas plus que l’oxygène de l’air n’est « vivant », mais que la totalité de ce que nous pouvons observer (en tous cas sur la zone critique — seul milieu auquel les vivants ont accès) est le produit de cette ingénierie par les organismes. » Bruno Latour
« La vie n’est vivable pour les humains que si elle l’est pour le tissu du vivant dans son ensemble. Que le monde n’est habitable pour nous que s’il l’est aussi pour les autres vivants, puisque nous ne sommes qu’un nœud de relations tissé aux autres formes de vie. » Baptiste Morizot
« Si le collectif humain n’est qu’un nœud de relations au milieu qu’il habite, les limites dans l’usage de ce milieu ne sont plus des contraintes externes imposées par une Nature dont il faudrait s’émanciper, mais les lignes mêmes de notre visage. De notre visage réel, non fantasmé : celui d’un vivant insufflé de vie par la communauté biotique qui le porte à bout de bras. » Baptiste Morizot

La terre, comprise comme cet immense organisme composé de multiples êtres enchevêtrés, hérite de la vie permettant la vie. La totalité de la zone critique*, cette petite pellicule au sein de laquelle la vie crée et maintient les conditions de la vie – oxygène, stabilité climatique, composition minérale des océans – est comme une termitière : elle est notre habitat, notre terrain de vie. Tout un tissu de relations subtiles et délicates permet notre existence. Nous sommes, toutes et tous, comme des nœuds de la toile de la vie. Nous sommes fait.e.s du tissu dont sont faites les relations, et il s’agit de valoriser les relations mutuellement bénéfiques, d’en inventer de nouvelles et de prioriser activement les liens qui libèrent, contre ceux qui sont insoutenables.
Baptiste Morizot affirme que l’erreur de la Modernité* « a été de croire que les humains étaient un règne séparé, indépendant des vivants, alors que notre bien n’est pas dissociable de celui des communautés biotiques qui nous fondent. »

« … ce que j’appelle « écologiser ». Personne n’a une idée exacte de ce que ça veut dire, car c’est un trop gros virage dans la définition du temps, de son passage, de la séparation entre passé et futur. Ecologiser suppose quelque chose qui est de l’ordre de la composition. Composer, au sens propre du terme, dans des formules qui appartiennent les unes au passé, les autres au futur, ou encore au présent. Il faut pouvoir choisir, discerner librement la bonne technique et la mauvaise technique, le bon droit et le mauvais droit. Cela signifie plonger dans les controverses, abandonner la séparation entre ce qui est progrès et ce qui est archaïque, s’intéresser évidemment à la question fondamentale de l’habitabilité et la faire primer sur les questions de production. » Bruno Latour
Pour écologiser, le premier geste, la première attention, serait de répondre au mieux à la question « combien sommes-nous ? » comme le demande Bruno Latour. Les discours ou les pratiques que l’on peut nommer d’écologistes ont toujours commencé par étendre le nombre des êtres à prendre en considération. Telle forêt, telle espèce animale, telle technique, tels riverains, entrent dans la préoccupation. Le premier mouvement pour écologiser consiste donc à agrandir la famille d’appartenance aux non-humain.e.s.
Mais aussi, maintenant que nous avons élargi la communauté à d’autres êtres, il s’agit de reconnaitre ceux-ci comme des puissances d’agir, des acteur.rice.s* et non des objets manipulables que nous maitriserons. Ecologiser, c’est donc leur reconnaitre de nouvelles propriétés.
Ecologiser sera aussi, dès lors que la communauté est élargie et que les êtres sont considérés comme puissances d’agir, de penser et de prendre soin des interdépendances. « Chaque homme est à l’intersection de cent mille appartenances » (Michel Serres).
Ecologiser c’est donc aussi construire une autre culture, une culture du vivant, avec de nouveaux mots, de nouveaux genres de récits, qui confère aux vivant une importance dans l’espace collectif. Baptiste Morizot affirme : « La bataille culturelle pour restituer son importance au vivant, et notre affiliation, est la mère de toutes les batailles ».
Ecologiser, c’est apprendre à bien parler des choses, à prendre soin pour donner de la valeur, c’est apprendre à articuler au sein d’une même enquête sensibilité aux autres et raisonnement rigoureux.

« L’idée la plus précise que je peux en donner est que Gaïa est un système évolutif, système composé, d’une part, de tous les objets vivants et, d’autre part, de leur environnement de surface – les océans, l’atmosphère et les roches de la croûte terrestre -, les deux parties étant étroitement couplées et indissociables. Il s’agit d’un « domaine émergent » - un système qui a émergé au cours de l’évolution réciproque des organismes et de leur environnement tout au long des milliards d’années de la vie sur Terre. Dans ce système, l’autorégulation du climat et de la composition chimique est entièrement automatique. L’autorégulation émerge à mesure que le système évolue. Ce qui implique ni prévision, ni anticipation, ni téléologie (suggérant un projet ou une intention dans la nature » James Lovelock, Lynn Margulis
Lorsque la Terre a été créée, il y a 4,5 milliards d’années, elle était entourée d’une atmosphère qui n’avait pas au départ une composition accueillante pour la vie. C’est la vie elle-même qui a créé l’atmosphère telle que nous la connaissons (78 % azote, 21 % d’oxygène, avec quelques centièmes de pour cent de CO2). 
Non seulement la vie a créé de toute pièce la composition chimique de l’atmosphère, mais c’est également elle qui a préparé l’habitabilité de la Terre pendant plus de 3,5 milliards d’années en dépit des perturbations externes.
C’est cela Gaïa selon Lovelock : une planète autorégulée et l’élément principal par lequel se fait cette autorégulation, c’est la vie. Gaïa énonce le fait que la multitude d’êtres vivants sur Terre et leur environnement immédiat sont intimement liés. Ensemble, ils se comportent comme un système unique et cohérent, un ensemble auto-organisé, capable de réguler l'environnement global d'une manière qui favorise sa propre survie, malgré les perturbations destructrices introduites par le chaos. Sans aucune idée d’anticipation ou de plan préconçu de la part des organismes, ce système a réussi à maintenir la planète dans son ensemble dans un état habitable qui soit propice à sa propre prolifération. La capacité de transformation qu’exercent les vivants sur Terre résulte de la combinaison de deux mécanismes : l’évolution des espèces par la sélection naturelle et la capacité d’amplification que constitue la croissance exponentielle des organismes lorsqu’ils s’établissent dans une niche écologique qui leur est favorable.
Bruno Latour, qui a beaucoup fréquenté les scientifiques en sciences de la Terre, reprend l’hypothèse Gaïa de Lovelock et il la reformule : tous les êtres vivants terrestres humains et non humains, bactéries, plantes, insectes, champignons, etc., sont confinés dans une toute petite zone, minuscule par rapport à la planète, épaisse d’une dizaine de kilomètres. Cette toute petite zone, petite par rapport au rayon de la Terre (10 km, ou un peu plus, alors que le rayon de la Terre fait 6300 km) s’appelle la zone critique. C’est la seule partie du globe qui soit accessible aux êtres vivants non humains ou humains. Gaïa, pour Bruno Latour, c’est l’ensemble des êtres vivants non humains qui interagissent dans cette toute petite zone où nous vivons. Et ces êtres vivants qui interagissent ont cette capacité extraordinaire de transformer radicalement leur environnement à leur profit. Et ce sont ces êtres vivants qui interagissent qui font que cette toute petite zone dans laquelle nous sommes confinés reste habitable pour la vie, et pour nous les humain.e;s aussi.
Avec la crise écologique, nous, les humain.e.s, nous réalisons brusquement que nous sommes face à Gaïa, en face de cet ensemble d’êtres vivants non humains qui sont en interaction constante. Entrainé.e.s par notre rêve de progrès constant, nous avons complètement perdu de vue que nous ne pouvons vivre que parce qu’existent tous les autres êtres vivants et c’est l’interconnexion de ces autres vivant.e;s qui a rendu notre existence possible et qui continue à maintenir notre vie possible. La question fondamentale, comme le dit Bruno Latour, c’est l’habitabilité de la planète : « Comment on rend la planète habitable, comment on la maintient habitable et comment on lutte contre ceux qui la rendent inhabitable.» 
C’est cette question essentielle qui fait maintenant irruption dans nos sociétés, dans la politique, dans l’économie, etc. Elle se pose à nous, les humain.e.s, parce que nous avons commencé à modifier le fonctionnement du système Terre et la composition de l’atmosphère et que nous sommes donc en train de modifier l’habitabilité de la zone critique. Et pour Bruno Latour, Gaïa, c’est le nom de cette situation nouvelle.

Nos sociétés, nos communautés sont toutes plus ou moins concernées et impliquées dans un processus appelé « mondialisation ». Cette mondialisation détermine une interdépendance accrue entre les systèmes politiques, économiques, sociaux et culturels des peuples de la planète. Il est maintenant admis que le terme désigne le développement de l'interdépendance au niveau mondial mais aussi l’extension des règles néolibérales du commerce ainsi qu’une uniformisation des sociétés.
Bruno Latour nous invite à distinguer entre « mondialisation plus » et « mondialisation moins ».
La « mondialisation plus » vise surtout le fait que le monde devient un « village planétaire » : les limites imposées par le temps et l’espace s’effacent et tout devient plus accessible, les biens, les cultures, les idées, etc. C’est donc un processus d’interconnexion, d’interdépendance et d’échanges possibles. Cette mondialisation n’est pas si récente, les échanges et contacts avec des endroits lointains ne datent pas d’hier.
La « mondialisation moins » quant à elle désigne un autre phénomène, plus récent, qui est celui de l’extension des logiques marchandes à des activités traditionnellement publiques parce que d’intérêt général (infrastructures, services publics, santé, éducation, culture...) ou d’autorité régalienne (police, justice...). Il s’agit alors d’un processus d’homogénéisation du monde : plutôt que d’accueillir plus de diversité, plus de cultures, il s’agit de soumettre à un modèle unique, celui du développement à l’occidentale.


« … j'avais essayé de donner un sens précis à l'adjectif trop polysémique de « moderne » en me servant comme pierre de touche du rapport que l'on a commencé à établir au XVIIème siècle entre deux mondes : celui de la Nature et celui de la Société, le monde des non-humains et celui des humains. … Est moderne celui qui va —qui allait— de ce passé à ce futur par l’entremise d’un « front de modernisation » à l'avancée inéluctable. C’est grâce à un tel front pionnier, une telle Frontière, qu’on pouvait se permettre de qualifier d’« irrationnel » tout ce à quoi il fallait s’arracher et de « rationnel » tout ce vers quoi l’on devait se diriger pour progresser. Ainsi, était moderne celui qui s’émancipait des attachements de son passé pour avancer vers la liberté. Bref qui allait de l’obscurité à la lumière —aux Lumières. » Bruno Latour
« L’Occident moderne possède un héritage dualiste hiérarchique, c’est-à-dire une façon de penser le monde en termes binaires opposés, exclusifs et hiérarchisés : par exemple les « humains » et la « nature ». Baptiste Morizot
Moderne, plus qu’un moment de l’histoire ou un peuple clairement défini, désigne ici une façon de penser, un mode de construction de la réalité, une façon de décrire le monde et d’agir en son sein. C’est une vision particulière du monde et un ensemble de pratiques culturelles qui puisent la plupart de leurs métaphores maitresses dans la pensée occidentale
du XVIème et du XVIIème siècle.
La Modernité a conçu le cosmos comme une gigantesque machine et l’observation rationnelle de cette machine allait permettre l’accroissement de nos aptitudes de prédiction et de contrôle, ceci garantissant un Progrès* illimité. La Modernité est donc caractérisée par sa croyance au progrès associé à l’explosion du savoir scientifique et aux promesses de la technologie. Comme l’indique Bruno Latour, avec la Modernité, humain.e.s et non humain.e.s sont séparé.e.s, Culture et Nature sont bien distinctes et une direction est donnée : il s’agit de s’émanciper de l’archaïque pour avancer grâce au Progrès*. Comme Emmanuelle Piccoli l’écrit : « … la Modernité, notion difficilement définissable, tout comme la date de son avènement, mais qui contient l’idée de rupture, de mouvement vers le haut et vers l’avant, ainsi que celle que le monde va vers un but ultime, en fonction d’une temporalité elle-même préconçue. »
L’humain.e est maitre et possesseur.se de la Nature ; cette façon de concevoir le monde, la vie, nos sociétés a permis d’immenses progrès techniques, notamment la construction de machines de plus en plus performantes. Mais l’éblouissement face aux machines nous a conduit à concevoir tout comme des machines : les vivants animaux (voir par exemple le célèbre Canard digérateur de Vaucanson 1744), végétaux et même les humain.e.s. La Modernité a donc développé une pensée réductionniste et mécaniste et nous sommes actuellement confronté.e.s aux effets de cette pensée !

« … ce qu’on peut appeler le Nouveau Régime Climatique. Je résume par ce terme la situation présente quand le cadre physique que les Modernes avaient considéré comme assuré, le sol sur lequel leur histoire s’était toujours déroulée est devenu instable. Comme si le décor était monté sur scène pour partager l’intrigue avec les acteurs. À partir de ce moment, tout change dans les manières de raconter des histoires, au point de faire entrer en politique tout ce qui appartenait naguère encore à la nature – figure qui, par contrecoup, devient une énigme chaque jour plus indéchiffrable. » Bruno Latour
« Ce que Latour propose de nommer le « nouveau régime climatique » nécessite, pour le comprendre et être à la hauteur des enjeux, de nous débarrasser de la distinction Nature/Culture et de réfléchir/agir à partir de tous autres principes. Les inextricables relations entre humains et non-humains, ce dont rend compte le terme d’anthropocène, nécessite d'embrasser tous ces liens dans nos efforts de compréhension. » Gérard Pirotton
Ce nouveau régime climatique est donc bien plus que la prise en compte du « réchauffement du climat ». Bruno Latour entend par ce terme notre obligation à atterrir et pour cela à décrire à nouveau nos territoires et à les définir par l’ensemble des êtres, humain.e.s et non humain.e.s, dont nous avons besoin pour subsister. Ce nouveau régime, compris tant au sens scientifique que politique impose de penser à nouveaux frais et de dépasser les clivages anciens : Nature/Culture*, Sujets/Objets. Il nous faut pour cela nous équiper de nouveaux concepts, de nouvelles institutions, de nouveaux outils organisationnels. Le sol sous nos pieds est devenu instable, le décor que nous pensions stable et que nous avions nommé notre environnement est devenu un acteur* qui exige des réponses. « Il s’agit maintenant de penser avec les conséquences » (Isabelle Stengers)
« Le pari fondateur de l’idéologie du Progrès est qu’il faut dominer et exploiter plus efficacement la « Nature » (c’est le nom qu’on donne aux autres qu’humains assimilés à un réservoir de ressources à disposition) pour être plus humanistes, c’est-à-dire améliorer les conditions de vie de l’humanité : abondance, équité, et à terme justice entre tous. L’humanisme reposerait sur un vecteur d’appropriation plus efficace des non-humains. Le mythème du « progrès de la civilisation », qui nous fonde, peut être encapsulé dans ce mouvement : il prône l’avancée des victoires sur le front du rapport de force envers les autres qu’humains, justifiée absolument pour maximiser les rapports de justice entre les humains et leurs conditions de vie. Son erreur a été de croire que les humains étaient un règne séparé, indépendant des vivants, alors que notre bien n’est pas dissociable de celui des communautés biotiques qui nous fondent. » Baptiste Morizot
L’axiome du monde moderne, à savoir le progrès sans fin, commence à être questionné. Ce grand récit reste pourtant le fil conducteur de toutes les décisions prises dans les sphères publique ou privée ou encore dans la vie des entreprises. Mais il faut actuellement se demander : progrès de quoi ? Pour qui ? A quel prix ? La certitude d’une conjonction entre le progrès technique, le progrès économique et le progrès social s’effrite. Et le progrès certain se résume de plus en plus aux progrès techniques ; peu de gens affirment encore un progrès entre les peintures des aborigènes d’Australie ou celles des grottes de Lascaux et la peinture des cubistes ! Les courants écologistes ont indiqués, chacun à leur manière, qu’avec le progrès, nous regardons ce que nous gagnons et oublions ce que nous perdons. La proposition de Bruno Latour consiste à accepter que nous soyons en droit de choisir et de considérer que certaines pratiques du passé sont peut-être à conserver ou à retrouver. Le nouveau n’est pas nécessairement mieux !

« La définition classique de la société - les humains entre eux- n’a aucun sens. L’état du social dépend à chaque instant des associations entre beaucoup d’acteurs dont la plupart n’ont pas formes humaines. Cela est vrai des microbes - on le sait depuis Pasteur - mais aussi d’internet, du droit, de l’organisation des hôpitaux, des capacités de l’État, aussi bien que du climat. » Bruno Latour
« Des forêts luxuriantes de l’Amazonie aux étendues glacées de l’Arctique canadien, certains peuples conçoivent donc leur insertion dans l’environnement d’une manière fort différente de la nôtre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs sociaux gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non-humains. » Philipe Descola
Notre « maison de mots » est en crise, nos repères sont bousculés. L’ancienne distinction Nature / Culture tremble sur ses assises : il y a de la culture dans la nature, il y a de la nature dans la culture. Philippe Descola a montré combien cette distinction est peu partagée dans le monde, il nous propose de dépasser le dualisme qui oppose nature et culture (dérivée du modèle oppositionnel pôle Objets / pôle-Sujets ») en montrant que la nature est elle-même une production sociale. “La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés; l’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome; les plantes et les animaux, les rivières et les rochers, les météores et les saisons n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité. »
Bruno Latour indique combien l’imbrication culture/nature est profonde au sein de toutes nos pratiques.

« Membres de communautés écologiques, indiscernables de ces cohabitants dont l’altérité reste irréductible, nous sommes faits d’abeilles pollinisatrices, de collemboles des sols, de loups et de moutons, nous sommes embarqués avec eux, qu’on le veuille ou non. » Baptiste Morizot

Bruno Latour distingue les « Terrestres » qui admettent que nous ne sommes pas « seul.e.s aux commandes » et qui savent que nous devons partager le pouvoir avec les forêts, l’eau, la terre, les animaux, des « Humain.e.s » croyant aux mécanismes du
 marché, à l’intangibilité des États-nations et à la supériorité de la
 Science.
Les « humain;e.s » considèrent que les hommes et femme font l’histoire sur fond d’une nature inchangée. Mais ce qui était considéré comme un décor, notre « environnement », s’est animé. La nature interagit avec l’humain.e : « comme si le décor était monté sur scène pour partager l’intrigue avec les acteur.rice.s ». La question écologique nous oriente vers le sol terrestre. « La question de l’appartenance à un sol doit être prise en compte et elle devient celle d’une Terre à soigner. » De nouvelles alliances sociales doivent se construire sur le souci du terrestre, et pour cela il nous faut définir, par le détail, des territoires de vie. À l'âge de la question sociale succède l'époque de la question géo sociale.
Territoire de subsistance
« Nous proposons de nommer « territoire » ou « terrain de vie » cette explicitation des conditions matérielles d’existence qu’appelle le nouveau régime climatique. Et la « description de ces territoires » est cette tâche d’exploration indispensable qui précède, à nos yeux, toute reprise de vie publique. Le mot « territoire » ne renvoie pas ici à un espace administratif ou géographique : il est défini par la somme des appartenances et en opposition avec la communauté imaginaire recueillie dans la question de l’identité. « Dites-moi ce qui vous permet de subsister, ce que vous pouvez représenter, ce que vous êtes prêt à entretenir et à défendre, je vous dirai quel est votre territoire. » Bruno Latour
« Plus vous listez vos attachements, mieux vous êtes défini. Plus la description est précise, plus la scène est remplie ! … Le territoire n’est pas ce que vous occupez, mais ce qui vous définit. » Bruno Latour
La démarche terrestre propose de déplier nos liens de subsistance pour éviter le piège du hors-sol… mais aussi du localisme. En décrivant par le détail notre territoire de subsistance nous décrivons tout autre chose qu’un territoire circonscrit par des frontiètes d’Etats. Ce travail de description est lent et difficile, au croisement entre l’individuel et le collectif, il consiste à tirer l’ensemble des fils qui participent à notre vie et observer la géographie en réseau qui s’en dégage. Il nous oblige à penser autrement tant le mondial que le local. La fermeture au sein de frontières locales ou nationales nous apparaît dès lors bien impossible. Décrire son territoire de subsistance nous fait prendre conscience de la diversité des acteur.rice.s* dont on dépend, et la rend visible.
Le but est de déplier une chaîne de subsistance composée de plusieurs maillons, plus ou moins nombreux, et plus ou moins distants. Cette description redonne toute sa force politique au travail de diagnostic. D’une part, elle suppose d’assumer une certaine fragilité : mon territoire dépend des autres, tout comme ceux qui l’occupent. D’autre part, elle crée des obligations nouvelles : « Si vous avez enregistré avec peine ces formes de vie, c’est qu’elles mordent sur la description et qu’elles vous engagent à les prendre en considération. (…) Plus votre description devient précise, plus elle vous oblige » (Bruno Latour)